La Gruyère – 10.02.2024



La recherche du facteur humain

Gaël Sunier a fait de sa vie un parcours du combattant contre la timidité. Rencontre avec le facteur de Bouloz au moment de la sortie de son premier livre.

THOMAS CHRISTEN

Sur le seuil de sa porte, Gaël Sunier annonce d’emblée la couleur. «Avec mes crises d’angoisse, je suis à nouveau en arrêt de travail. J’ai fait un burn out l’an passé.» A Bouloz, le facteur réside depuis quarante-quatre ans dans la maison familiale. Aussitôt à l’intérieur, ce père de trois enfants en remet une couche, en évoquant cette fois-ci sa deuxième compagne, qui l’a récemment quitté. «Je me suis trop laissé faire. Elle en a profité et m’a tout pris.»

Le Veveysan se décrit comme sensible. Mais pas seulement. Sa timidité «maladive» d’antan lui a joué des tours. En dépit de ce sable dans les rouages, le natif de Lausanne n’a pas jeté l’éponge. Aussi a-t-il décidé de vaincre ses complexes, notamment à travers son métier de postier, qu’il exerce depuis bientôt trois décennies. Une aventure que l’homme de 46 ans raconte dans son premier ouvrage, intitulé Le facteur humain (lire encadré).

La pièce de cinq francs

Le premier souvenir qui vient à la mémoire de Gaël Sunier, au moment d’évoquer ses blocages, est celui de l’école obligatoire. «Je ne suis jamais parvenu à sortir un seul mot quand on me demandait de réciter quelque chose devant la classe.» Une timidité qui l’a poursuivi jusqu’à l’âge de 17 ans avant que «sa vie ne change».

Avant ce tournant, le jeune homme loue une chambre à Lausanne. «Ma mère me donnait un petit montant pour que je puisse manger. La fin du mois était donc plutôt difficile. Surtout les trente derniers jours, comme disait Coluche», ironiset-il. Dans ses poches, il ne lui reste alors qu’une pièce de cinq francs, avant qu’il ne croise le chemin d’un mendiant. «Il m’a évidemment demandé de l’argent. Et je lui ai donné ce qu’il me restait.»

Cet épisode a constitué pour le Veveysan le déclencheur d’un long combat contre ses démons. «Je m’en suis tellement voulu, purée! Je ne pouvais pas continuer comme ça. A partir de ce moment, j’ai tout entrepris pour vaincre ma timidité.»

Au contact des autres

Après deux années passées à étudier à l’Ecole des métiers de Lausanne, dans l’optique de devenir électronicien, Gaël Sunier abandonne ce cursus pour travailler à La Poste et suit les pas de son ami Augusto.

«Le programme était trop chargé. Il fallait que je trouve autre chose», se rappelle-t-il. Le métier de facteur a constitué une aubaine pour le Veveysan. «Avec mon caractère, ce boulot cadré, militaire, mais aéré, me convenait bien. Je me suis mis à discuter avec les gens.»

D’abord à la Pontaise, Pully, Lutry, Moudon, Yverdon. Puis à Fétigny et, ces cinq dernières années, dans la région de Romont. Le postier a vu du pays. A vélomoteur et à tricycle en ville, en voiture dans les zones campagnar-des. Ces déplacements ont tous un point commun: ils ont permis au principal intéressé d’entrer en contact avec les autres. «Je me suis sans cesse forcé à me mettre en avant.»

De nature pensive, le Veveysan se devait de surpasser sa timidité pour avancer professionnellement. «Vous ne pouvez savoir le nombre d’heures que j’ai passées à observer les gens sur les bancs de Lausanne. Je suis un sacré rêveur, mais au bout d’un moment, il faut réaliser ses rêves.»

Gaël Sunier n’a pas uniquement profité d’être facteur pour s’ouvrir aux autres. Il est également monté en grade à l’armée. A Isone, il est devenu sergent dans le domaine de La Poste. «Même si ce n’était pas simple, le fait de mener des groupes m’a aidé.»

En sus, le résident de Bouloz a été conseiller communal au Flon entre 2004 et 2007. Ces expériences, bien que parfois douloureuses, lui ont permis de franchir un palier. «Certes, je ne faisais pas le malin quand il fallait s’exprimer devant cent personnes. Mais maintenant c’est bon, je ne suis plus timide du tout.» Et de rappeler: «C’était un long combat. Mon objectif depuis l’histoire de la pièce de cinq francs. J’ai toujours su que j’avais besoin de ce contact humain.»

Facteur inhumain

Jusqu’à ce que le corps de Gaël Sunier mette un frein à ce développement. L’année 2023 a été particulièrement compliquée pour ce passionné de motos. Depuis la pandémie, les demandes de livraison de colis ont pris l’ascenseur, sans que les postiers ne soient soutenus, estime l’habitant de Bouloz. «Physiquement, je ne pouvais plus suivre. Mes genoux bloquaient sans arrêt, mes hanches coinçaient.»

Et d’aborder le fond du problème. «Aujourd’hui, le côté humain a disparu dans ce métier, déplore-t-il. Avant, j’amenais encore l’AVS aux gens, un papier devait être signé. Pour beaucoup de personnes âgées, le facteur était le seul contact du mois.» Autres exemples: «Il y a dix ans encore, je changeais une ampoule, rentrais du bois chez les clients.»

Pire, Gaël Sunier pense que cette profession est mal considérée. «Nous passons inaperçus. Je ne peux pas continuer comme ça.» Son revenu a également été un motif de changement. «Cela fait dix ans que mon salaire n’augmente plus. C’est de l’exploitation.»

Sans parler des horaires. «Je cherche à vivre. A croiser les gens. A présent, je n’ai plus le temps. Je suis le premier facteur de la famille et certainement aussi le dernier», plaisante celui qui a perdu son père lorsqu’il avait 4 ans.

Le Veveysan veut arrêter de courir. «Idéalement, il faudrait pouvoir discuter, échanger quelques mots avec les gens. Le facteur était autrefois important dans le village. Prenez les personnes âgées, par exemple. Elles sont de plus en plus isolées notamment parce qu’elles ne nous voient plus.»

Au point où la fin a sonné pour Gaël Sunier en tant que facteur. «J’en suis certain à présent, il faut que je change de travail.» L’écriture attire plus que jamais le Veveysan. «Je me laisse deux ans pour créer une maison d’édition (lire encadré) et trois ou quatre ans pour rédiger un autre livre.» ■


«Une réflexion sur notre société»

Ses anecdotes sur son métier de facteur se multipliaient dans son esprit. Une fois rédigées, elles s’entassaient sur son bureau. Si bien que Gaël Sunier en a fait un livre: Le facteur humain. «Mon rêve depuis des années.» Dans quel but? «J’ai souhaité faire réfléchir les gens sur notre société. Sur les contacts humains.»

L’ouvrage a été imprimé début janvier en autoédition. «Un ami belge m’a dit que son premier bouquin était sorti en autoédition, avant qu’il ne trouve finalement une maison pour le publier.» Le Veveysan avait approché quelques entreprises, mais sans succès. «Elles m’ont demandé de retravailler le texte. Je leur ai dit que je voulais le garder tel qu’il est écrit, parce que c’est de cette façon que je le ressens.»

Le facteur estime aussi qu’un texte peut toujours être corrigé. Toutefois, son style d’écriture «ne ressemble pas aux autres auteurs». Il s’explique:
«J’ai reçu de quelques personnes des retours vraiment intéressants. J’ai relu au moins 15 fois mon livre avant de le publier.»

Gaël Sunier a l’idée de mettre sur pied sa propre maison d’édition pour partager ce côté humain qu’il affectionne tant. «Elle s’appellerait Les Editions du Flon. Cela emmerderait un peu les Lausannois.» Dans un coin de sa tête sommeille un prochain livre, dont le titre serait Renouveau. «Il s’agit d’une réflexion sur l’évolution de la technologie et la perte du côté humain.» TC

Gaël Sunier, Le facteur humain, 161 pages


Du tac au tac

Le facteur sonne-t-il toujours deux fois?

(Rire.) Souvent, les facteurs d’aujourd’hui laissent les colis devant la porte et ne sonnent qu’une fois. Moi, je préfère insister. Je n’hésite donc pas à le faire plusieurs fois. J’aime croiser du monde.

Quelle serait votre journée idéale en tant que facteur?

Mon but est de faire sourire les clients. Même les grincheux. Ce sont des bons moments. Je veux partager ce bonheur. J’adore l’humour. Dans les cafés, huit personnes sur dix sont sur le portable. Cela me rend triste. Les gens n’osent même plus se regarder, même en campagne.

Si vous deviez recommencer une carrière complètement différente, laquelle serait-elle?

Figurez-vous que je me forme en tant que développeur web. C’est un moyen de communication qui fait partie de notre époque. Ce qui me plaît, c’est de travailler depuis la maison. Je recherche aussi une certaine liberté. Quand je me lance dans un projet, il faut que je comprenne absolument. Cette curiosité me suit partout.

Vous cherchez le contact humain, mais votre conjointe est partie. Vous sentez-vous seul?

Non, je me sens bien. Ma mère habite au rez-de-chaussée. J’ai aussi trois chats et un lapin. Et même un cheval, un pur-sang de 20 ans. Dire qu’il y a quatre ans, je n’osais pas approcher ces bêtes. Mon cheval a un sacré caractère, mais notre entente est incroyable. Je le monte souvent. C’est peut-être lié à ma sensibilité. Il faut juste le comprendre. TC

la gruyère 10.02.2024

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