Livre. Marie-Claire Dewarrat sur les lieux d’une enfance où parfums, sons et couleurs se répondent
Dans son dernier livre, Marie-Claire Dewarrat évoque un lieu marquant de ses jeunes années: la ferme des Osses, à Remaufens. Dans ces pages pleines de sensibilités resurgissent les souvenirs, les impressions, les odeurs d’une enfance à la campagne.
C’est une époque où l’on se réchauffe sur le fourneau à molasse, où l’on plonge dans le foin, où l’on frémit avec délice dans la pénombre des galetas. C’est au cœur d’un XXe siècle qui ne ressemble plus guère au nôtre, c’est le temps de l’enfance, dans la campagne fribourgeoise, que Marie-Claire Dewarrat rappelle dans son dernier livre. Plus précisément à la ferme des Osses, à Remaufens, où l’autrice châteloise a passé plusieurs étés, au côté de sa grand-mère. Institutrice, cette dernière s’occupait du ménage pour les propriétaires, un frère et une sœur qui avaient perdu très tôt leurs parents.
«L’idée a surgi un jour où j’avais peut-être un peu de nostalgie, raconte Marie-Claire Dewarrat. J’ai commencé à écrire sans avoir le projet de raconter des souvenirs d’enfance. A mon avis, ils sont secondaires: ce qui compte, c’est la maison.» Une histoire de lieux avant tout d’où surgissent des bribes du passé. L’ouvrage est d’ailleurs découpé en brefs chapitres intitulés «Sur le banc», «Dans la cuisine», «A la cave», «A l’écurie»…
Dans cette balade à travers la ferme et les environs, la précision de sa plume fait mouche. «Aux Osses, tout est resté imprimé en moi, je ne sais pas pourquoi. Alors que je ne me souviens pas bien de la maison où j’ai vécu, petite, chez mes parents à Bex.» Ce «tout» comprend les images, les couleurs, les objets, mais aussi les sensations, les odeurs, les sons…
La philo aux cabinets…
Parmi les vestiges que les jeunes générations ne peuvent imaginer, figurent les toilettes. Une simple cabane, à l’extérieur. «Je tenais à en parler! C’était une réalité et dans l’époque hygiéniste que nous vivons, je voyais là une bonne piqûre de rappel.» Sans compter que, écrit-elle dans un passage savoureux, «aux Osses, sur le chemin des cabinets, j’ai appris la philosophie: le moins possible d’introspection à l’aller, on n’a pas le temps; la sage patience du détachement de soi sur les lieux mêmes; la bienheureuse satisfaction des instincts primaires et la légèreté de l’esprit au retour.»
De son écriture élégante, Marie-Claire Dewarrat alterne ainsi entre humour, légèreté et gravité. Celle que l’on appelait Clairette observe le «remarquable dentier aux gencives orange» de Guton, le facteur, et «embrasse Mademoiselle Lucienne sur ses deux belles joues molles qui sentent bon». Avant de déguster les caramels qu’elle lui a glissés, «ceux qui sont emballés dans du papier doré et tellement savoureux que souvent on bave un peu en les mâchouillant».
Un grand merci à Eric Bulliard pour ce magnifique article !
Eric Bulliard, journaliste de la Gruyère
Par l’écriture, Marie-Claire Dewarrat est retournée sur un lieu marquant de son enfance, la ferme des Osses, à Remaufens.Charly Rappo
Un nom donné au théâtre
Marie-Claire Dewarrat a découpé son livre en 19 chapitres, qu’elle appelle des actes, comme au théâtre. Le 20e, justement, est signé Gisèle Sallin, cofondatrice avec Véronique Mermoud du Théâtre des Osses. Parce que oui, le Centre dramatique fribourgeois, à Givisiez (aujourd’hui à la place des Osses 1), doit son nom à ce lieu-dit: en 1979, Gisèle Sallin était locataire de la «Ferme des Jôsses à Remaufens», écrit-elle en respectant la prononciation locale. Quand il a fallu trouver un nom à leur association et leur théâtre, celui de ce «site d’un ancien cimetière mérovingien» s’est imposé. «OSSES. Voilà un nom qui évoque à la fois la charpente de nos corps et ce qui reste de nous dans les cimetières du monde. OSSES. Qui dit la vie et la mort, comme le théâtre, cet art vieux comme l’humanité.»
Le goût des mots
Derrière l’insouciance de l’enfance, on sent toutefois, en filigrane, une facette plus sombre. Il y a l’alcool, la peur des rôdeurs, les échos de la guerre pas si lointains, le crime de Maracon, tout près, encore si prégnant dans les mémoires… «Tout le monde traîne son petit bagage, reconnaît Marie-Claire Dewarrat. J’ai été en partie élevée par ma grand-mère, parce que mes parents étaient un peu dispersés entre leurs obligations professionnelles et une vie difficile. C’était une famille qui a eu de la peine à vivre sereinement.» Autant de sujets qu’elle traite en arrière-fonds discrets, avec une pudeur bien éloignée de l’étalage égotiste à la mode aujourd’hui.
Pour la fillette, dans cette ferme solitaire, le temps est aussi à la lecture. Elle découvre le bonheur des mots – comme ce «cocasse», lâché par un visiteur, qui l’émerveille – et des livres. Sur le fourneau de molasse, elle dévore les aventures de Heidi et celles de Pinocchio, s’ennuie devant Le Petit Prince. «Il me semble que j’ai toujours lu, explique-t-elle. J’étais seule, sans frère et sœur à l’époque, et dans une maison aussi isolée, je n’avais que ça à faire. Quand j’étais petite, puis à l’adolescence, ma mère disait: “Elle ne fait rien, elle lit…”»
«De l’instinct»
«Je dois avoir une sorte de photosensibilité à ce qui m’entoure!» Inutile d’essayer d’intellectualiser sa démarche: «Je suis assez réfractaire à l’analyse psychologique, sourit-elle. Ça fonctionne comme ça, donc je vais dans ce sens… Je crois que je suis un peu une bête: il y a de l’instinct, avant toute autre chose.»
Avec Marie-Claire Dewarrat, la littérature ne se pense pas, elle se vit, se ressent, se touche, presque. Dans son livre, elle raconte la paille et son «grimage de zébrures cuisantes» qui «maquille jambes et mollets». Elle dit ce moment où, à la cave, on avale «l’étrange odeur de la terre: un peu gluante, celle qui colle aux outils du jardin». Dans cette même cave se trouve «un empilement d’os divers et variés sur un bout de bâche…» Elle raconte les bénitiers, «suspendus auprès de chaque porte», les taons que l’on chasse de la main, quand ils «boivent une larme» au coin de l’œil de la jument. A chaque fois, elle trouve les mots pour éveiller les impressions, les émotions, fussent-elles lointaines.
« Je ne m’y attendais pas: je ne pensais pas qu’autant de personnes partageaient ces souvenirs. C’est enrichissant: même si nous n’avons pas d’avenir, nous avons un passé commun! »
Marie-Claire Dewarrat
Le plus frappant, au fil de ces pages si personnelles, c’est que l’on s’y retrouve, très précisément, pour peu que l’on ait connu la campagne de nos régions, dans les années 1950, 1960, 1970… Les chiens que l’on harnache et qui «tirent la remorque des boilles pour la coulée du lait», les femmes qui traînent le râteau derrière le char à foin, ce banc devant la maison, cette grange devenue refuge pour les jeux d’enfant… «C’est la réflexion qui me vient le plus souvent de la part des lecteurs et je ne m’y attendais pas: je ne pensais pas qu’autant de personnes partageaient ces souvenirs. C’est enrichissant: même si nous n’avons pas d’avenir, nous avons un passé commun!»
Marie-Claire Dewarrat, Les Osses, Les éditions du Flon, 160 pages
Grâce à l’enthousiasme d’un jeune éditeur
«Je suis très reconnaissante aux Editions du Flon», relève Marie-Claire Dewarrat. Créée il y a un peu moins d’une année à Bouloz par Gaël Sunier, cette nouvelle maison d’édition revendique «des œuvres originales qui touchent à l’humain, invitant les lecteurs à explorer de nouvelles perspectives», lit-on sur son site internet. Avec une aquarelle de Bernard Devaud en couverture, Les Osses deviennent le cinquième ouvrage à son catalogue.
Depuis le décès, fin 2023, de Michel Moret, fondateur et patron des Editions de l’Aire, Marie-Claire Dewarrat regrette d’avoir de la peine à trouver un éditeur. «Je suis assise sur un paquet d’inédits! Mais, aujourd’hui, si l’on n’a pas son petit polar sous le bras, c’est difficile. Ou alors on tourne autour de sa personne, de son ego, de sa capacité à encaisser les choses de la vie… Il faut croire que nous vivons une période comme ça. Alors que c’est bien plus drôle de se créer un monde extérieur à soi, non?»
Parmi ses inédits figurent Un roman russe – «avec ce titre, personne n’en veut» – et Traces de confilittérature qui revient sur la «période bizarre» du Covid. «J’ai encore une autre chose, sur la MCL, la maladie à corps de Lewy, dont mon mari est plus ou moins décédé. Il en souffrait depuis un certain temps, mais ce diagnostic n’est survenu que quelques mois avant sa mort. Je milite un peu pour que cette maladie, dont ont souffert Robin Williams et Monica Vitti, soit mieux connue. On sait qu’elle est inguérissable, mais il y a des spécificités dans la façon d’approcher les malades, alors que tout est rangé, aujourd’hui, dans Alzheimer ou une démence.»
D’un facteur à l’autre
Depuis L’été sauvage (1985), puis Carême (1987), Marie-Claire Dewarrat a publié une vingtaine d’ouvrages, des romans et des nouvelles, mais aussi des beaux livres. Sans compter les pièces de théâtre et les textes mis en musique par Henri Baeriswyl, Caroline Charrière, Yves Piller ou encore Dominique Gesseney-Rapo. Son dernier roman, Le chagrin d’Icare, remonte à 2022.
Avec Les Osses, elle explore un genre à part: cette suite de textes brefs – comme des nouvelles, mais sur un registre intime – a séduit Gaël Sunier. «Il y met tout son cœur, c’est fantastique! s’enthousiasme l’écrivaine. Je suis touchée de le voir s’emballer ainsi.» Elle y voit aussi un signe du destin: tout comme Michel Moret, son premier éditeur, le Veveysan était employé de La Poste avant de se lancer dans l’édition. «Je trouvais sympathique de finir comme ça, d’un facteur à l’autre.»
EB